
Mon Colonel – 7

Clémence
Il déballe le carton avec une certaine précaution, s’appliquant à ne pas déchirer le papier d’emballage. Il a des gestes lents et précis qui me font penser que Gérald est un homme de terrain, certes, mais qu’il sait aussi faire preuve de douceur lorsque c’est nécessaire.
— Je n’arrive pas à croire que j’ai vraiment commandé ce truc, dit-il en se tournant vers moi.
Je hausse les épaules sans pour autant lui répondre.
J’aime bien le voir ainsi surpris. Cela change de son expression neutre habituelle. Dans ses mains, la matière du costume brille légèrement sous l’éclairage de la boutique. Le velours rouge semble tout droit sorti d’un conte de fées. La barbe blanche et épaisse ressemble à celle que portent tous les hommes qui incarnent le personnage mythique chaque année. Lorsqu’il retire le bonnet de son emballage plastique, j’éclate de rire devant son air dégoûté.
— Allons, allons… Il en faut plus pour vous faire peur, quand même !
Gérald relève les yeux vers moi avant de secouer la tête. Ses sourcils sont froncés et il semble réfléchir à deux fois avant de poursuivre son exploration du paquet. Je suis assise sur mon comptoir, situé près de la caisse, et observe chacun de ses faits et gestes. Ce spectacle vaut de l’or.
— Vous pouvez essayer ça dans l’arrière-boutique, proposé-je en désignant l’espace derrière les étagères.
— Ce n’est pas nécessaire, réplique-t-il en haussant les épaules. Je vais faire ça ici.
Mon cœur rate un battement alors que je le regarde défaire les boutons de sa veste. Il la pose soigneusement sur le bord d’un rayonnage.
Gérald porte un uniforme en dessous. C’est une tenue d’intervention, je crois. Un pantalon noir serré à la taille par une ceinture épaisse et d’un polo à manches longues assorti, avec un pull léger dessus. Cette tenue lui donne un air encore plus imposant qu’à l’accoutumée. Encore plus viril aussi.
Sous mes yeux interloqués, il commence à retirer son pull. Puis le polo. En temps normal, je serais déjà rouge pivoine, mais cette fois-ci, ma curiosité a pris le dessus. Son dos musclé apparaît progressivement au fur et à mesure qu’il soulève le tissu sombre. Les omoplates carrées bougent imperceptiblement tandis qu’il tire sur le col du pull et m’offrent un spectacle inattendu. Quelques secondes après, nous sommes face à face, séparés par une poignée de centimètres seulement. Je sens mon souffle se bloquer dans ma gorge et l’avale difficilement.
Gérald passe le haut du costume du père Noël sur son torse nu. Il ajuste les bretelles rouges et passe sa main derrière lui pour attacher les boutons pression. Finalement, il se tourne vers moi et je découvre le petit bidon factice cousu sur le ventre du déguisement. Un coussin blanc rembourré et moelleux, qui contraste tellement avec ce corps dur et solide.
Surprise, je plonge mes doigts dedans lorsqu’il se penche pour prendre le bas du costume. À travers le tissu synthétique, je peux sentir les muscles abdominaux travailler. Sans réfléchir, je laisse mes phalanges suivre la ligne de son corps jusqu’à son nombril.
Ses yeux bleus se posent alors sur moi et je comprends mon erreur. Honteuse, je retire immédiatement ma main et baisse le regard. Mes joues sont en feu. Je ne sais pas ce qui m’a pris.
Je quitte le bord du comptoir et contourne Gérald pour aller me perdre dans les rayons de la boutique. De là, je peux le surveiller sans craindre de nouvelles maladresses.
Lorsqu’il revêt la partie basse de son costume, je remarque un changement subtil dans son comportement. Derrière son masque impassible, il y a comme une faille, une fissure que j’aurais pu manquer si je n’avais pas été attentive. Ses bras tendus, il attrape le dernier morceau de tissu et enfile le bonnet blanc sur sa tête. Gérald devient père Noël. Lentement, mais sûrement. Et pendant que je l’observe, perdue entre les rangées de sextoys rose fluo, je réalise que je ne sais finalement pas grand-chose de cet homme. Pourquoi a-t-il accepté de jouer les pères Noël ? Que cache-t-il derrière cette assurance déconcertante qui le caractérise tant ?
Gérald passe ses mains sur les manches, il ajuste le velours rouge avec une application qui m’épate. Instinctivement, mon regard se pose sur chaque parcelle de son anatomie, je l’observe sous toutes les coutures et me fais la réflexion que je n’ai jamais vu un père Noël aussi sexy. Ses yeux baissent vers sa propre image reflétée dans le miroir mural d’en face et je capte le changement subtil dans son expression.
Ses paupières mi-closes cachent presque entièrement ses iris. Il a l’air accablé tout à coup. Comme si le reflet qu’il avait en face de lui était différent de ce qu’il attendait. Je ne comprends pas.
— Qu’est-ce qui ne va pas ? demandé-je doucement.
Il tourne la tête vers moi sans répondre immédiatement. Ses doigts s’arrêtent au milieu du geste qu’ils étaient en train d’effectuer pour tirer sur le tissu des manchettes.
— Je ne pensais pas que ça serait aussi compliqué, finit-il par murmurer.
Sa voix est basse, remplie d’hésitation. Elle tranche avec le ton assuré que j’ai l’habitude d’entendre dans sa bouche.
— Que voulez-vous dire ? m’enquiers-je en m’approchant.
Je pose ma main sur son bras et ressens instantanément la chaleur de sa peau à travers le tissu du costume. Sa carrure imposante me domine sans effort et je me sens toute petite face à lui. J’aimerais comprendre ce qu’il veut dire, mais il ne parle plus. Il se contente de fixer mon visage avec ses yeux clairs qui expriment une émotion que je ne lui avais encore jamais vu. De la tristesse, peut-être…
Je ne sais pas ce qu’il me prend : mes doigts remontent le long de son avant-bras jusqu’à son épaule. Là, ils forment un petit cercle au creux de celle-ci, comme si j’avais besoin de réconforter cet homme immense et solide devant moi. Ses muscles cachent quelque chose de fragile, je le devine maintenant.
Il a toujours ce petit air renfrogné, bien sûr, mais il y a une douceur inattendue qui atténue la sévérité de son expression. Mon ventre se noue tandis que je lève le menton et dis :
— Alors, vous êtes venu jusqu’à moi parce que vous souhaitez jouer le père Noël. Est-ce que vous voulez me dire pourquoi ?
Je sais que ma question dépasse les bornes de notre connivence. Que j’empiète sur son terrain personnel, là où je n’ai pas vraiment ma place. Mais Gérald passe outre. Sans un mot, il ferme les yeux puis les rouvre, après quoi il expire profondément et répond :
— J’ai une fille, Clémence. Elle s’appelle Sophie. Elle habite dans le coin avec son mari et leur fils Théo. Et pourtant, je ne les vois jamais, m’apprend-il en baissant les yeux vers moi.
Ses lèvres sont pincées comme pour contenir une émotion trop vive. Ou peut-être pour empêcher qu’elle ne se propage sur son visage durci par les années. Elles tremblent légèrement, mais reprennent aussitôt leur forme initiale lorsqu’il sent mon regard posé sur elles et reprend :
— Sophie a insisté pour que je passe Noël avec eux. Le costume, c’est son idée, avoue-t-il. Mais je l’ai déjà tellement négligée avec ma carrière, que je ne peux pas lui refuser ça…
Il s’interrompt et cherche ses mots pendant de longues secondes silencieuses. Le silence retombe sur nous comme une couverture épaisse qui étouffe tous les bruits. Une tempête pourrait faire rage à l’extérieur, le vent hurler autour de notre bulle paisible. Pendant ce temps-là, j’observe Gérald et attends patiemment qu’il se décide à parler de nouveau.
Enfin, il soupire et poursuit :
— J’ai perdu suffisamment de temps dans ma vie comme ça. Vous voyez ce que je veux dire ? Des moments importants, des dates que je n’ai jamais pu honorer, etc. Je ne suis pas prêt à recommencer. Mes erreurs m’ont coûté très cher et je regrette sincèrement de ne pas avoir été présent plus souvent pour eux deux. Alors, je me rattrape comme je peux. C’est ridicule, hein ?
Il rit nerveusement. Une ombre passe sur son visage et disparait aussi vite qu’elle est apparue. Mon cœur se serre parce que je le comprends parfaitement.
C’est un sentiment vraiment étrange. À la fois heureux et amer.
Ma main quitte son épaule pour caresser sa nuque. Mes doigts glissent derrière son oreille et redescendent lentement le long de sa gorge. Surpris, Gérald fronce les sourcils et incline légèrement la tête sur le côté. Nos regards se croisent et se figent l’un dans l’autre, le temps que je retrouve le courage de parler :
— Ce serait dommage de vous priver d’un acte aussi symbolique. Allez savoir ce qui se cache derrière un simple costume de père Noël, hein ?
Un sourire naît sur mes lèvres et je lève les yeux vers lui. Dans son regard, je capte un éclair de surprise.
La boutique est silencieuse autour de nous. Un brouillard dense a remplacé l’éclairage au néon du centre-ville. Le froid s’infiltre sous la porte, contrastant avec la chaleur humaine qui règne entre Gérald et moi. On dirait qu’un monde parallèle vient de se créer, quelque part entre nos deux corps. Un espace intime où il n’y aurait plus besoin de parler pour se comprendre.
— Vous avez raison, finit-il par concéder.
Sa voix grave résonne dans la boutique. Il m’observe un moment sans rien ajouter. Sa main remonte doucement sur ma joue et me caresse comme s’il avait peur de me briser.
Il se penche légèrement vers moi, ses yeux capturant les miens avec une intensité troublante. Mon cœur bat à tout rompre, et je me sens sur le point de franchir une ligne invisible. Mon souffle devient court, et je peux presque sentir la chaleur de ses lèvres s’approcher des miennes, chaque milliseconde étirée en une éternité. Mon ventre se noue, mes mains tremblent légèrement, comme si tout mon corps me poussait vers ce moment… Juste à cet instant, le carillon de la porte retentit, et le charme s’effondre net.
Nous sursautons tous les deux, pris au dépourvu, tandis que la silhouette de ma fille se découpe dans l’encadrement de la porte.
— Tu as besoin d’aide pour la fermeture, Maman ?
Je me retourne précipitamment, un peu trop brusquement peut-être, pour faire face à ma fille qui nous regarde d’un œil intrigué.
De son côté, Gérald se redresse, et je sens une distance s’installer entre nous. Comme s’il venait de revêtir à nouveau son armure de colonel inébranlable. La transformation est subite, presque douloureuse à observer.
— Non, tout va bien, ma chérie. Nous avons presque terminé ici, réponds-je en essayant de dissimuler ma déception.
Ma fille me jette un regard chargé de questions, mais choisit de ne pas les poser. Elle hoche la tête, légèrement perplexe, et se dirige vers l’arrière-boutique, nous laissant à nouveau seuls.
Je me tourne de nouveau vers Gérald, cherchant quelque chose à dire, une façon de recapturer le moment d’intimité interrompu. Mais le Colonel Malet a déjà repris son masque, celui de l’homme qui ne laisse rien transparaître.
— Je pense que je devrais y aller, murmure-t-il en ajustant son manteau par-dessus son costume avec une précision militaire.
Et je suis trop troublée pour le retenir.
J adore